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L’océan du Soleil, quelque part entre Antilla et Hespérya…

 

Comme à son habitude, Tlazol pestait. Depuis son échec devant Elkhara, elle ne décolérait pas. La destruction d’Atlantis ne lui avait pas apporté le soulagement escompté.

Elle avait pourtant triomphé. Le piège du temple de la mort avait parfaitement fonctionné. Quetzal et Ocanaa, sa sœur clonique, avaient péri, ainsi qu’Ocyaan et Thétys. La spirale double les emprisonnerait à jamais dans un vortex infernal dont jamais plus ils ne pourraient s’échapper. Toute résurrection leur serait impossible.

Mais cette victoire lui laissait un goût de cendre dans la gorge. Plus rien ne pourrait désormais assouvir son désir de détruire, d’abaisser, d’asservir. Parfois lui venait l’envie de transformer le monde lui-même en un vaste désert de mort et de souffrance. Car jamais elle ne pourrait atteindre son rêve inaccessible – un rêve qu’elle avait elle-même contribué à anéantir.

Une douleur insoutenable lui rongeait le cœur et les entrailles. À l’instant même où elle avait aperçu Quetzal, ce Titan réputé pour sa beauté et son charme, un sentiment étrange avait pris possession de son être tout entier. Elle, qui depuis sa naissance n’avait été qu’un bloc d’amertume et de haine, avait été soudain envahie par l’amour, inondée par une sensation de chaleur et de bien-être.

Mais il était trop tard. Elle devait aller jusqu’au bout de sa mission. Et elle n’avait pas faibli, car elle avait éprouvé, en même temps que cette émotion étonnante, presque étouffante, une jalousie dévorante envers Ocanaa. Elle avait aimé Quetzal jusqu’à la moindre fibre de sa chair, mais elle l’avait haï pour les regards de complicité et de tendresse qu’il adressait à l’autre, à ce double si parfait, ce reflet d’elle-même. Afin de dissimuler sa ressemblance, elle s’était grimée, dissimulée sous un maquillage coloré. Ils ne s’étaient rendu compte de rien. Et ils avaient marché vers la mort inexorable de la spirale double sans aucune méfiance, en se tenant par la main. Lorsque la foudre en boule les avait frappés, ils n’avaient pas crié. Mais elle avait découvert, en examinant les cendres, les traces noircies de ces deux mains encore enchaînées l’une à l’autre. La mort ne les avait peut-être même pas séparés. Elle qui n’avait jamais pleuré avait failli céder aux larmes.

Désormais, rien n’aurait su combler le vide effroyable qui s’était creusé en elle. Elle avait entrevu l’image de l’amour, du bonheur ; mais le voile déchiré, ouvert sur la lumière, qui avait un instant illuminé les ténèbres de haine dans lesquelles elle vivait depuis toujours, s’était refermé à jamais.

Et puis, il y avait eu la réaction imprévisible de la fille aînée d’Ocyaan et Thétys, cette maudite Pléionée, qui avait osé s’opposer à elle, et qui avait réussi à contrer ses pouvoirs. Cette chienne l’avait combattue, et lui avait causé cette terrible blessure au visage, qu’elle ne parvenait même pas à cicatriser par concentration mentale. Elle commençait à croire qu’elle resterait à jamais marquée par cette brûlure qui lui infligeait d’atroces souffrances. D’où cette vipère tenait-elle ses pouvoirs ? Jamais les enfants directs des Titans ne les avaient développés. Elle, la grande Tlazol, avait été contrainte de s’enfuir devant cette gamine. Elle en avait conçu une fureur noire, dévastatrice. Elkhara avait refusé sa domination. Elkhara devait disparaître. Alors elle avait éloigné sa flotte et envoyé une bombe à l’uraan sur la cité. Mais cette petite putain avait transmuté les pierres de feu juste avant l’explosion.

Elle avait ensuite lancé ses vaisseaux contre Elkhara, bien décidée à tout détruire par le feu et le sang. Malgré sa puissance, cette chienne de Pléionée n’aurait pu s’opposer à sa flotte, forte de quatre cents navires et de cent vingt mille guerriers, tous prêts à se faire tuer pour elle, Tlazol.

Elle était sur le point de triompher lorsque Ophius l’avait rappelée par télépathie. Il lui demandait de rejoindre l’armada de la ligue des Serpents pour la destruction des Titans de Poséidonia. Elle avait hésité, puis accepté. Cette Pléionée ne perdait rien pour attendre. Mais il lui avait fallu trouver un exutoire à sa fureur. Alors elle avait frappé Atlantis.

Depuis qu’elle disposait de l’arme terrifiante, fabriquée par des savants enlevés à Ophius, elle brûlait de s’en servir. Parmi les Géants, elle était la seule à la posséder, hormis le dieu-serpent. Mais celui-ci lui avait interdit de l’utiliser. Il estimait que les pierres de feu représentaient l’ultime recours devant une cité qu’on ne pouvait conquérir et soumettre.

Elle avait pourtant transgressé ses ordres. Elle avait défié sa toute-puissance. Il allait entrer encore une fois dans une rage folle lorsqu’ils se retrouveraient. Mais celui qui se faisait appeler, avec un orgueil démesuré, le dieu-serpent ne l’impressionnait pas.

Ophius n’était qu’un idéaliste retors et dévoré d’ambition – ce qu’il refusait d’admettre. Mais elle, Tlazol, l’avait percé à jour. Comme elle, il ne rêvait que de pouvoir et de domination. Ceux-ci étaient inscrits dans la nature humaine, comme dans celle des dieux qu’ils étaient. La victoire appartenait au plus puissant : telle était la loi fondamentale.

Elle disposait des mêmes pouvoirs que lui. Il n’y avait donc aucune raison pour qu’il s’arrogeât le titre de « Prince des Géants », sous prétexte qu’il était à l’origine de leur naissance. Elle le haïssait, comme elle haïssait tous les autres. Elle seule avait su, en instaurant un climat de terreur dans son royaume lointain du sud de l’Inkheus, se constituer une flotte aussi puissante – à part peut-être Khali, cette chienne couchante qu’Ophius appelait sa « sœur ». Un jour elle devrait les affronter, tous. Car, dans cette lutte pour le pouvoir absolu, il ne pouvait en rester qu’un.

Mais elle avait besoin d’eux pour se débarrasser des Titans. Ensuite on verrait. Et puis, Ophius avait auprès de lui cette fille magnifique, Ashertari, pour laquelle Tlazol éprouvait un sentiment violent. À l’insu de son compagnon, elle avait réussi à entraîner la superbe créature dans sa couche. Elle avait vécu avec elle des moments d’une intensité extraordinaire. Sa sensualité était surnaturelle ; c’était un mélange de vice et d’innocence, un animal sauvage, indomptable, qu’elle avait pris un plaisir rare à séduire, à asservir. Jamais les hommes qu’elle avait glissés dans son lit ne lui avaient procuré un plaisir aussi intense – pas même Taenghu, cette brute sanguinaire dont la force physique colossale la subjuguait.

C’était surtout à cause d’Ashertari qu’elle avait accepté de revenir sur Poséidonia. Elle ne désespérait pas de l’arracher un jour des griffes de ce maudit dieu-serpent. Nul ne serait alors assez puissant pour s’opposer à elles.

Les dents serrées à cause de la douleur lancinante qui lui dévorait le visage, elle contempla l’océan. Puis elle lâcha un juron énorme. Suite à l’anéantissement d’Atlantis, une tempête effroyable s’était déclarée, qui entravait la progression des navires. D’un bord à l’autre de l’horizon, une couche de nuages sombres et épais avait envahi la totalité du ciel. Une nuée étrange, couleur de métal. Depuis deux jours, quelques hommes se plaignaient de douleurs au ventre et vomissaient. L’un d’eux avait attrapé de vilaines plaques sur la peau. Craignant une maladie contagieuse, elle avait fait jeter le malheureux par-dessus bord. Et avec lui quelques-uns de ceux qui souffraient du ventre, afin de décourager les autres. À présent plus personne ne se plaignait.

Elle consulta ses cartes. Si ses estimations étaient correctes, elle se trouvait encore à plus de douze jours de Poséidonia. Et à quatre jours d’Hespérya. Si les vents se maintenaient…

 

Saïqarah, île d’Aralu, l’île la plus méridionale
de l’Archipel atlante…

 

Taenghu contempla de ses yeux d’un vert glacé les trois hommes qu’on venait de lui amener. Les trois commandants de la garnison de la capitale. Il ne lui avait guère fallu de temps pour s’emparer de Saïqarah, qui ne disposait pas d’une armée importante. L’ennemi, rendu furieux par la mort des deux couples qui devaient redonner naissance à leurs Titans, s’était battu avec courage. Mais il n’était pas de taille à s’opposer à sa flotte, qui comportait près de deux cents vaisseaux. Il avait pris plaisir à mener lui-même ses guerriers et ses monstres au combat. Soixante-cinq mille combattants armés jusqu’aux dents, qui s’étaient répandus dans la cité en semant la terreur et la mort sur leur passage.

Les habitants, après une première résistance acharnée, avaient pris peur devant l’apparition de ces hybrides mi-hommes, mi-boucs, ces monstres à tête de lézard ou de hyène. Des êtres d’une sauvagerie incroyable, dressés pour tuer et déchiqueter, mais sur lesquels Taenghu exerçait un pouvoir absolu. Ils venaient lui manger dans la main.

Parce qu’on ne lui avait enseigné que le goût des armes et du combat, il avait éprouvé une joie féroce à tailler, hacher, incendier, brûler, anéantir ces êtres à la peau noire, pour lesquels il n’éprouvait que dégoût et mépris. Peut-être leur silhouette rappelait-elle celle des humains, mais ce n’était qu’une apparence. Ils étaient tout juste bons à servir d’esclaves, voire d’animaux de boucherie. Ils étaient laids, et ils puaient.

Ophius lui avait promis qu’il prendrait possession de ce royaume après la victoire sur les Titans. La première chose qu’il s’empresserait de faire serait de nettoyer ces terres de la présence de ces sous-êtres qui se prétendaient humains. D’immenses brasiers se dresseraient en Aralu pour purifier « son » territoire. Dans le projet d’amélioration de l’espèce qu’envisageait le seigneur Ophius, il n’était pas question d’intégrer ces individus qui ressemblaient à des singes.

Taenghu se dressa, dominant de sa haute stature les trois hommes qui le toisaient fièrement. L’un d’eux déclara :

— Tu es peut-être vainqueur pour l’instant ! Tu vas sans doute nous tuer. Mais prends garde : un jour, nos Titans reviendront à la vie. Et ils te briseront.

Puis il lui cracha au visage. Le Géant rougit sous l’effet de la fureur.

— Vermine ! Comment oses-tu ?

Il s’approcha du capitaine, comme un fauve prêt à bondir. Soudain il dégaina son poignard et le plongea dans la poitrine du malheureux. Puis il le retira et enfonça d’un coup son énorme main dans l’ouverture. L’homme demeura conscient assez longtemps pour apercevoir une chose sanguinolente ressortir entre les doigts du monstre : son propre cœur, que l’autre venait d’arracher. Il sombra ensuite dans le néant. Ses deux compagnons, terrorisés, virent alors le Géant porter l’organe dégoulinant à sa gueule et mordre férocement dedans. Le sang chaud macula son visage terrifiant. L’un des commandants vira au gris et s’écroula sur le sol. Alors Taenghu éclata d’un rire tonitruant. Puis il tonna :

— Ainsi périront tous les maudits nègres d’Aralu. Mais vous avez un sursis : le dieu-serpent, qui va bientôt étendre sa puissance sur le monde, me réclame. Je vais donc quitter cette ville. Cependant n’ayez crainte, je reviendrai !

 

L’océan du Soleil, au large du Tsahar…

 

Les deux Géants Baâl et Moloch, nés par clonage de Prométhée, contemplaient à l’horizon l’apparition d’une multitude de points noirs, répartis en deux formations serrées. Ils étaient les premiers à avoir répondu à l’appel d’Ophius, alors qu’ils s’apprêtaient, après avoir détruit leur père clonique et sa compagne, Galyana, à conquérir leur royaume. Leur flotte, forte de trois cent quatre-vingts unités, n’avait fait que croiser au large de Memphis, sur l’île d’Amenti. Puis ils avaient pris la route du sud, contournant Lyonesse, afin d’éviter les parages de Poséidonia. Selon les ordres du Maître, le dieu-serpent Ophius, Astyan le maudit ne devait pas pouvoir localiser les flottes de la Ligue. Car on n’aurait une chance de le vaincre qu’en attaquant tous ensemble, de front.

Baâl posa la main sur le bras de son jumeau.

— Ce sont Khali et Eris, dit-il en indiquant les deux escadres qui se précisaient au loin.

Ils savaient déjà que les deux Géantes avaient elles aussi réussi à anéantir les Titans de Lyonesse, Ptaah et Mnémosyne, dont Eris était issue, ainsi qu’Hypérion et Elyane, qui avait, à son insu, donné naissance à la redoutable Khali. Khali, que l’on avait surnommée la « Déesse de feu », car elle avait l’habitude de jeter ses ennemis dans d’immenses fosses où brûlaient des brasiers gigantesques. Le royaume sur lequel elle régnait, une colonie éloignée située de l’autre côté du Tsahar, lui vouait déjà un culte, malgré son jeune âge, à peine trente années. Elle proclamait souvent :

— Je suis comme la reine qui règne sur un peuple d’insectes. Tous ses sujets lui doivent une obéissance aveugle, car elle seule possède le pouvoir et le savoir. Nous sommes des dieux, et les humains doivent être soumis aux dieux.

Dans les faits, elle exerçait sur son peuple une fascination extraordinaire, partagée entre l’adoration et la terreur. Ses guerriers, tous prêts à se faire tuer pour lui plaire, représentaient peut-être l’armée la plus puissante de la ligue des Serpents. Eux-mêmes, Baâl et Moloch, lui vouaient une admiration sans bornes. Leur maître, Ophius, ne l’appelait-il pas sa « sœur » ?

Ils étaient moins heureux en revanche de l’arrivée d’Eris. Si sa beauté la rendait attirante, elle faisait preuve d’un caractère ambigu, malsain, qui se complaisait dans les tensions et les conflits. Ses paroles étaient toujours empreintes de fiel et de sous-entendus. Elle avait même tenté de les dresser l’un contre l’autre. Heureusement sans succès. Baâl et Moloch étaient jumeaux, et rien jamais ne pourrait les séparer.

Personne n’appréciait Eris. Mais on la redoutait, car elle avait l’art de mettre au jour des vérités qu’on aurait préféré dissimuler. Et on la supportait, car Ophius l’estimait et faisait souvent d’elle sa confidente. Il était le seul envers lequel elle ne tarissait jamais d’éloges.

Baâl et Moloch la soupçonnaient d’être sa maîtresse, à l’insu d’Ashertari. Mais ils n’en avaient pas la preuve, et de toute manière cela ne les concernait pas. Seuls le combat et la conquête les intéressaient. Et ils avaient hâte d’en découdre avec ce maudit Titan qui avait osé défier la toute-puissance du dieu nouveau qui voulait prendre possession du monde afin de le mener vers une véritable évolution. Ils tueraient ce chien qui régnait depuis trop longtemps, et ils prendraient un vif plaisir à violer sa compagne, Anéa, dont on disait qu’elle était aussi belle qu’Ashertari.

Les trois escadres réunies totaliseraient déjà sept cent cinquante vaisseaux. Mais il fallait attendre que les quatre autres flottes les rejoignissent, celle du Maître, celles de Tlazol et de Taenghu, et enfin l’escadre de ces couards de Lokhar et de Fétida.

 

L’océan du Soleil, quelque part au large d’Hespérya…

 

Ni Lokhar ni Fétida n’étaient pressés de rejoindre l’armada qu’Ophius était en train de constituer. Seuls de tous les Géants – hormis ce maudit Athor, qui avait lâchement abandonné la Ligue pour faire cavalier seul – ils avaient échoué. Kronos et Rhéa, dont ils étaient issus tous deux, avaient su déjouer leur plan. Ils avaient détruit le temple dans lequel ils devaient trouver la mort éternelle. Lokhar et Fétida avaient ressenti presque physiquement l’écho de la fureur d’Ophius. Alors ils avaient peur. Peur d’affronter seuls ce maudit Kronos, peur aussi de se retrouver face au dieu-serpent. C’est pourquoi ils ne progressaient que très lentement en direction du sud. Suivant les instructions d’Ophius, ils devaient contourner Lyonesse, afin d’échapper à la surveillance des navires poséidoniens.

 

Lierna…

 

Ophius avait installé son quartier général dans le seul bâtiment qui avait résisté à l’ouragan. Autour de lui se tenaient ses capitaines, à qui il hurlait ses ordres. La fureur transparaissait dans tous ses propos.

Après l’échec du stratagème du temple, Ophius en avait conçu une rage folle, qui ne l’avait pas encore quitté. Il s’en était pris à Ashertari elle-même : son plan avait échoué. La jeune femme avait répliqué avec une fureur non moins terrible. Alors les deux demi-dieux s’étaient affrontés. Les vibrations incontrôlées émanant de leurs esprits avaient engendré des ondes destructrices qui avaient ébranlé les fondations des bâtiments de Thartesse. La ville s’était couverte de ruines. Terrorisés par un tel déchaînement, certains habitants avaient fui vers l’intérieur des terres. D’autres étaient restés, soumis corps et âmes à ces dieux qui leur inspiraient une frayeur sans nom et une vénération aveugle.

Les fuyards n’avaient pas été très loin. Lorsque Ophius s’était rendu compte que plus de la moitié des Thartessiens avaient déserté la cité, il s’était lancé à leur poursuite, utilisant son aéroglisseur. Il lui revint le souvenir de cette colonne d’hommes et de femmes s’étirant sur une longue piste menant vers les hauts plateaux, où ils pensaient pouvoir trouver refuge. Mais il avait posé son aéronef devant eux. Pétrifiés, ils l’avaient vu descendre de l’appareil. Il n’avait rien dit. Il s’était concentré sur le premier groupe, où se trouvaient des hommes, des femmes et des enfants, et les avait longuement regardés.

Ils avaient osé braver son autorité absolue, ils lui avaient désobéi. Ils devaient payer. Il avait projeté contre eux sa puissance mentale. En quelques instants, les corps des victimes s’étaient couverts de plaques rougeâtres, puis s’étaient consumés, sous les yeux terrifiés de leurs compagnons. Leurs hurlements de souffrance et d’agonie avaient servi d’exemple. Les autres s’étaient jetés à ses pieds, implorant sa clémence.

Alors les fuyards avaient rebroussé chemin. De retour à Thartesse, il avait fait d’eux des esclaves soumis, qui travaillaient à la reconstruction des navires.

En quelques semaines, on abattit des forêts entières, on tailla des arbres que l’on débita en mâts, en armatures, en coques. On récupéra ce que l’on put des voiles déchiquetées par la tempête. Il était trop tard pour concevoir de nouvelles armes. Mais cela n’avait guère d’importance. Les hybrides qui avaient échappé à la noyade ne demandaient qu’à se battre. Et la force de chacun d’eux valait celle de six guerriers atlantes.

Ophius avait de plus reçu le renfort de sa garde personnelle, constituée de tous les criminels psychopathes qu’il avait arrachés à l’île maudite d’Alkhat. Cinq cents hommes dénués de scrupules, avides de tuer, de saccager, d’égorger, de brûler, et surtout impatients de se lancer à l’assaut des Atlantes pour leur faire payer le plus cher possible les années d’enfer vécues sur cette île du Sud, où les vents violents qui soufflaient en permanence finissaient par rendre fou.

Ophius était parvenu à leur imposer sa volonté, en leur promettant la vengeance, le pillage et la richesse. Depuis ils lui vouaient une admiration sans bornes, et avaient pris eux-mêmes le nom de « Démons aux longs couteaux », par référence à leur arme préférée, une longue lame d’acier aussi tranchante qu’un rasoir. Par chance, ils n’étaient pas présents lors du cyclone déclenché par ce chien d’Astyan. Il les avait envoyés s’entraîner dans les montagnes de l’intérieur, où ils avaient massacré quelques tribus de sauvages qui vivaient là de chasse et de cueillette. Ophius sourit en évoquant ce qu’il avait raconté à Astyan lors de son arrivée. Il avait pris prétexte des hordes d’anthropophages qui dévastaient le pays pour justifier le nombre des gardes. Ce n’était pas éloigné de la vérité. À ceci près que les cannibales étaient les Démons eux-mêmes, qui avaient coutume de dévorer leurs ennemis et surtout de boire leur sang, afin, disaient-ils, d’acquérir courage et invulnérabilité.

 

Après s’être réconcilié avec Ashertari, Ophius avait rappelé mentalement les huit autres Géants déjà partis à la conquête de l’Atlantide. Le plan initial prévoyait d’attendre la mort des Titans pour envahir les dix royaumes et les soumettre à l’autorité de la Ligue. Cependant tout ne s’était pas déroulé comme prévu. Ce chien d’Athor n’avait pas respecté le pacte. Il avait refusé les hybrides. Il avait contesté la suprématie d’Ophius, et décidé de se lancer seul à la conquête d’Atalaya. Depuis il avait établi autour de lui un brouillage mental qui interdisait tout contact télépathique. Ophius maîtrisa sa colère ; il ne perdait rien pour attendre. Le dieu-serpent devait rester le maître absolu des Géants. Lui seul possédait la puissance suffisante pour combattre ce maudit Astyan, dont la méfiance avait fait échouer un complot magnifiquement préparé.

Mais ce n’était qu’un échec momentané. Ce chien ignorait encore que les autres flottes étaient intactes, et qu’elles allaient bientôt se rejoindre devant Poséidonia. Alors la ville serait soumise, ou bien anéantie.

Ophius savait que les Avalloniens ne disposaient que d’une centaine de navires, deux cents tout au plus. Les autres royaumes, privés de leurs Titans, ne pourraient réagir. Malgré la puissance que conféraient à Astyan les canons lance-éclairs, dont lui-même n’avait pas encore réussi à percer le secret, la flotte poséidonienne ne tiendrait pas longtemps devant la formidable armada qui se formait au large des côtes du Tsahar.

Devant Ophius s’étalaient des cartes, sur lesquelles ses aides de camp avaient disposé des figurines matérialisant chacune des escadres. Il se réjouit : tout se mettait en place. Bien sûr il n’avait pu éliminer tous les Titans. Mais le combat final n’en serait que plus exaltant. Lui-même ne pourrait aligner que dix mille guerriers et soixante navires, dont la moitié avaient été hâtivement remis à flot. Cependant, si l’on excluait ce maudit Athor, qui devait en ce moment même se briser les dents sur Atalaya, les sept flottes de la Ligue compteraient mille six cent cinquante navires, transportant une armée d’invasion de quatre cent trente mille guerriers, auxquels il fallait ajouter cent vingt-cinq mille créatures, que l’on élevait depuis plus de dix ans dans la seule perspective de cette gigantesque bataille.

L’armée poséidonienne, malgré l’effort d’armement accompli ces derniers mois, ne disposait que de quatre-vingt mille hommes, dont beaucoup étaient inexpérimentés. De plus, Astyan était seul, avec sa compagne. Même si Kronos, qui avait su déjouer le plan, venait lui prêter main-forte, ils ne seraient jamais que quatre Titans face à dix Géants disposant des mêmes pouvoirs qu’eux. Que pourraient-ils faire contre ces demi-dieux qu’il avait forgés de ses mains ?

Il devait vaincre. Le monde souffrait depuis trop longtemps de la présence de ces demi-dieux qui lui imposaient leur loi stupide. L’Amour universel qu’ils prônaient n’était qu’un leurre. L’âme humaine était trop complexe pour s’en contenter. Et les Titans disparaîtraient pour ne pas l’avoir compris. Les humains ne naissaient pas égaux. Certains étaient plus forts, plus intelligents, plus beaux que les autres. Lui, Ophius, avait étudié les lois de l’hérédité génétique. Il savait que les gènes se transmettaient d’une génération à l’autre. Qu’avait-on à faire du droit à la vie et à la liberté de chaque individu, quand il s’agissait de l’évolution de l’espèce entière ? C’est en cela que les Titans commettaient une erreur. Il convenait au contraire d’éliminer tous les individus fragiles afin de purifier l’espèce. Il n’était pas nécessaire d’accomplir un génocide en supprimant les plus faibles : il suffisait de les stériliser, en les empêchant ainsi d’avoir des enfants qui entraveraient l’évolution. Ils pouvaient toujours servir d’esclaves.

Peu à peu l’homme se transformerait, évoluerait pour atteindre un niveau supérieur. Tel était le but qu’Ophius s’était fixé. Et il deviendrait le dieu suprême de ce monde, celui qui le mènerait vers un avenir glorieux. Doué d’une intelligence extraordinaire, il avait depuis longtemps compris toutes les possibilités que lui offrirait la domination de l’Empire atlante. Un peuple, une planète tout entière livrée à sa seule volonté, à sa soif de puissance. Un monde qui l’admirerait et le redouterait à la fois. Un monde dont il ferait le plus puissant des empires de l’univers, car il ne serait pas aveuglé par l’idée aberrante que les Titans appelaient « l’Amour absolu ». Seule la force permettait de s’élever. Pour cela, il fallait s’emparer de toutes les richesses de l’Atlantide, les exploiter, puis conquérir les continents ignorés, où ne survivaient que des peuplades barbares, encore à demi animales.

La Connaissance renfermait encore d’innombrables secrets que les scientifiques perceraient à jour. Il instaurerait dans son empire un ordre absolu dont il serait le maître, formerait des légions qui se lanceraient à l’assaut des terres vierges de l’espace. Une bouffée d’orgueil s’empara de lui : parfois cette planète lui semblait trop petite. Il détenait en lui une puissance sans limites. Un jour, il deviendrait l’Infini lui-même.

Mais il restait un obstacle à renverser : les derniers Titans, et surtout ce maudit Astyan, certainement son plus redoutable adversaire.

 

Ophius respira profondément. Il triompherait. Cependant tout n’était pas gagné. Il devait se montrer très prudent en ce qui concernait certains de ses alliés. Il lui fallait jouer serré pour utiliser au mieux les facultés de ces Géants qu’il avait engendrés, et qui ne rêvaient que de gloire et de puissance. En cela, ils étaient semblables aux humains. Alors il les manipulerait, il se servirait des dons particuliers de chacun.

 

Baâl et Moloch, ainsi que Taenghu, lui étaient entièrement dévoués.

Il pouvait également compter sur Khali la Destructrice, envers laquelle il éprouvait un mélange d’admiration et d’horreur. Elle lui ressemblait comme une sœur. Ambitieuse, elle était son double, son reflet. Il avait pensé un instant en faire sa maîtresse, afin de s’assurer de son dévouement total. Mais il avait renoncé. Khali détestait tout ce qui se rapportait à l’amour, qu’il soit spirituel ou charnel. Jamais un homme ne l’avait approchée. Ni aucune femme. Tout en elle n’était que haine ; elle était née pour détruire, pour broyer, pour brûler. Le Feu et le Sang. Une femme d’une beauté éclatante, assoiffée de gloire et de triomphe, devant qui tout devait plier. Khali la démoniaque, qui aimait à prendre un bain dans le sang de ses ennemis abattus, et qui semait la mort et la terreur sur son passage. Elle serait sans doute son arme la plus efficace.

Il savait pouvoir se fier, malgré son caractère, à la fourbe, la sournoise Eris, qui cachait sous des dehors avenants une âme perverse – et sous ses vêtements un poignard acéré dont elle n’hésitait pas à faire usage. Parce qu’il avait fait d’elle sa maîtresse, il en avait aussi fait son esclave dévouée, qui entretenait entre les Géants un esprit de discorde, les dressant parfois les uns contre les autres. Eris était sa créature, son âme damnée, qui lui rapportait les moindres faits et gestes de chacun. Pourtant, contrairement à ce qu’elle s’imaginait, Ashertari n’ignorait rien de cette union. L’asservissement par les sens était aussi un moyen d’assurer sa domination. Ces manœuvres faisaient partie de cette complicité qui forgeait leur alliance. N’avait-elle pas agi de même avec la plupart de leurs alliés, hommes ou femmes, hormis Khali ?

Il lui fallait se méfier de Lokhar et de Fétida, les couards, les lâches qui, malgré la puissance dont ils disposaient, redoutaient encore d’affronter ce qui restait des Titans. Deux êtres aux réactions imprévisibles, capables au dernier moment de s’allier à Poséidonia s’ils sentaient le vent tourner.

Et surtout il y avait Tlazol, sa rivale la plus dangereuse. Une femme imbue d’elle-même, sujette à des accès de colère aveugle, qui à plusieurs reprises s’était opposée à lui. Elle avait fait la démonstration de sa puissance en détruisant Antilla avec les bombes à l’uraan qu’elle lui avait volées. Cela représentait une perte irréparable et stupide. La richesse d’Atlantis avait à présent disparu sous les flots. Mais peut-être était-ce le prix à payer pour atteindre le but suprême, la domination de l’Empire. La nouvelle s’était déjà répandue en Atlantide, grâce aux espions infiltrés dans tous les royaumes. Il n’y aurait même pas besoin d’amplifier l’information : la terreur devait commencer à s’installer dans une population qui n’avait jamais connu de guerre depuis la fondation de l’Archipel.

Après la destruction des Titans, ils se retrouveraient tous les deux face à face. Il savait que Tlazol n’hésiterait pas à l’éliminer lui-même pour le remplacer, si l’occasion s’en présentait. Mais il la tenait par l’intermédiaire du sentiment ambigu qu’elle éprouvait pour sa compagne, Ashertari, qui n’avait pas hésité à lui faire goûter aux plaisirs du corps féminin afin de mieux l’asservir.

Aujourd’hui il avait besoin de la puissance des quatre cents navires de sa flotte. Mais sans doute serait-il plus judicieux de la supprimer après la victoire, et de s’intéresser de plus près à cette fille étrange, cette Pléionée, qui avait hérité, pour une raison inexplicable, des pouvoirs de ses parents. Il aviserait en temps utile.

 

Enfin ses pensées se concentrèrent sur Ashertari. Il n’existait certainement pas au monde de femme qui alliait comme elle ainsi la plus sombre des dépravations à la plus éclatante splendeur. Elle éblouissait tous ceux qui l’approchaient, pour mieux les entraîner dans ses rets. Il s’était tissé entre eux un étrange mélange d’amour et de haine, poussé au paroxysme, qui les poussait à se déchirer. Était-ce la jeunesse insolente de son corps qui l’enchaînait ainsi à elle ? Il vibrait en Ashertari une telle perversion qu’il en éprouvait parfois une sorte d’inquiétude. Elle ne trouvait de plaisir que dans la destruction et la domination. La manifestation de sa puissance lui procurait une jouissance physique qu’il aimait à contempler. Il la haïssait d’exercer sur lui un pouvoir aussi étrange. Il ne pouvait se passer d’elle, de la chaleur de sa peau, de son imagination fertile, de son appétit d’amour insatiable, qu’elle poussait par jeu jusqu’à la douleur. Mais il l’aimait également, car il savait que ce sentiment dévorant était réciproque.

Ashertari était aussi assoiffée d’ambition que lui ; d’une extraordinaire subtilité, elle savait dissimuler ses émotions, jouer la comédie avec un talent stupéfiant. On ne savait jamais ce qu’elle pensait. Courageuse, indomptable, secrète, elle avait soumis les autres Géants à sa volonté en se donnant à chacun d’eux, même aux femmes, comme Tlazol ou Fétida, qu’elle avait ainsi soumises à sa volonté. C’était aussi par elle qu’il régnait sur les autres.

Lui-même avait douté d’elle lorsqu’elle avait retrouvé sa sœur jumelle. L’affection qu’elle lui avait témoignée semblait tellement sincère. Puis il avait percé le secret de cet attachement mystérieux. En réalité, Ashertari aimait Anéa d’un amour si puissant qu’elle aurait voulu la posséder tout entière, voir en elle son propre reflet, une autre elle-même. Dans ses rêves, il avait surpris son envie de faire l’amour avec ce double qui la fascinait, son désir dévorant de se fondre à elle, physiquement et mentalement. Comme si un être unique avait été déchiré en deux. Cependant elle la détestait de vouer un amour exclusif à cet homme qui était son compagnon depuis l’aube des temps. Depuis la création de ce monde, qu’elle souffrait de n’avoir pas connue.

Alors cet amour brûlant s’était mué en haine. Elle aurait voulu les aimer tous les deux, les faire siens, les posséder, les soumettre à sa volonté. Mais ils étaient trop différents d’elle. Elle ne vivait plus que pour les détruire. Même si pour cela elle devait y laisser sa vie et son âme.

 

Ophius contempla sur les cartes la disposition de ses forces et se redressa. Il aurait pu ordonner l’attaque immédiatement, avec la flotte déjà massée près du Tsahar. Mais il désirait être sur place afin de coordonner les manœuvres. Et puis il fallait attendre l’escadre importante de cette chienne de Tlazol, qui devait faire sa jonction avec celle de Lokhar et de Fétida. Ceux-ci avaient échoué à éliminer ce diable de Kronos et sa compagne, Rhéa.

Il ne fallait pas non plus sous-estimer l’ennemi. Athor, même dissident, écarterait Woodian de la bataille finale. Peut-être s’élimineraient-ils mutuellement. Mais il fallait compter avec Kronos. Sa flotte, peu nombreuse, pouvait néanmoins apporter un secours non négligeable aux Poséidoniens. Il était sans doute préférable de le supprimer avant d’attaquer la ville.

Il réfléchit un moment, puis décida qu’il pouvait donner à Lokhar et à Fétida l’occasion de se racheter. La flotte de Tlazol ne devait plus se trouver très loin de la leur à présent. Si elle acceptait de les seconder, ils pourraient réduire Hespérya à néant, et détruire ce maudit Kronos et sa compagne.

Il se concentra pour entrer en contact télépathique avec Tlazol.

L'Archipel Du Soleil
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